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Il y a un peu plus de quarante ans , le 28 mai 1971 dans l'affaire "Ville Nouvelle Est", le Conseil d'Etat rendait , sur conclusions du commissaire du Gouvernement Guy Braibant , une décision qui a fait beaucoup couler d'encre :
Ce nouveau mode d'approche de la notion d'utilité publique , qui a été qualifié de "théorie du bilan" , a suscité immédiatement et continue de susciter beaucoup d'intérêt . C'est l'occasion de réfléchir sur le "pourquoi" et le "comment" de cette jurisprudence [1].
I.- LA THEORIE DU BILAN . POURQUOI?
L'instauration de la théorie du bilan en 1971 est directement liée à deux interrogations majeures en matière de contentieux administratif , qui concernent , d'une part , le rapport du juge à la loi ( A ) et , d'autre part , le rapport du juge au fait ( B ) .
A.- La question du rapport du juge à la loi .
Chaque fois que dans le cadre de l'appréciation de la légalité d'une DUP , le juge a à statuer sur la régularité d'une opération visant à priver un particulier de son bien pour un motif présenté comme d'intérêt général , il se voit confronté à deux dispositions fondamentales , correspondant à ce qu'il est convenu d'appeler un "standard" , dont il lui est demandé d'apprécier le sens et de préciser les limites .
Il s'agit , d'une part , de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ( 1789 ) , qui évoque l'idée de "nécessité publique , légalement constatée " et , d'autre part , de l'article 545 du Code civil ( 1804 ) , qui se réfère à la notion , apparemment moins restrictive , "d'utilité publique " . Telles sont les conditions "normatives" auxquelles est subordonnée en droit français la faculté pour les autorités publiques de porter atteinte au droit - "inviolable et sacré " - que constitue , à l'instar des libertés fondamentales , le droit de propriété .
Dès lors que se pose la question de la "concrétisation" de ces conditions à l'occasion de telle ou telle opération déterminée , force est de constater que deux systèmes , deux "modes de fabrication" de l'utilité publique" , se trouvent - si l'on peut dire - "en concurrence " .
1.- Le premier , le plus couramment utilisé de par le monde , consiste à confier cette tâche au législateur , et ce selon deux modalités sensiblement différentes ( qui peuvent toutefois se combiner ) , soit que ce dernier soit appelé à statuer au cas par cas , de manière ponctuelle , pour une opération déterminée ( ex : Loi du 24 juillet 1873 , confiant à l'archevêque de Paris le soin d'acquérir par voie d'expropriation les terrains nécessaires à la réalisation de la Basilique Montmartre à Paris ) , soit au contraire qu'il lui soit demandé de déterminer a priori les différentes catégories d'opérations susceptibles de relever dudit standard en établissant un "catalogue" au sein duquel seront répertoriés les différentes catégories d'opérations susceptibles de donner lieu à expropriation . Le contentieux ( administratif ) de l'utilité publique est en pareil cas réduit à sa plus simple expression , celui-ci étant en quelque sorte traité en amont et par prétérition par le législateur .
2.- Le second consiste à confier cette mission à l'Administration . Au cas où celle-ci dispose d'un catalogue préétabli ( ce qui nous renvoie à l'hypothèse précédente ) , l'unique interrogation - en cas de recours contre la DUP - porte sur le point de savoir si l'opération dont s'agit relève bien de l'une des différentes catégories déterminées préalablement par la loi ( contrôle de l'erreur de droit ) et si la décision dont s'agit ( DUP ) émane bien de l'autorité compétente . Au cas , au contraire , où l'Administration ne dispose pas d'un tel catalogue ou , ce qui revient au même , s'il est admis que celui-ci peut ne pas être exhaustif pour la simple raison que peuvent apparaître de nouveaux impératifs sociaux non prévus initialement ( CE 29 juillet 1932 , Roch , Rec. 824 ; CE 20 déc. 1938 Cambieri , Rec. 962 ) , force est alors de prendre acte du "décrochage" de la notion d'utilité publique par rapport à la loi , cette éventualité étant évoquée très explicitement dans une décision de 1970 ( CE 4 nov. 1970 , SCI Les Héritiers A. Caubrière , Rec. 646 ) , aux termes de laquelle le Conseil d'Etat prend acte du fait qu'il "résulte de l'ensemble des dispositions de l'ordonnance du 23 octobre 1958 que l'utilité publique des opérations pouvant donner lieu à une expropriation n'est pas subordonnée à l'intervention d'un texte exprès conférant à ces opérations un tel caractère " . II en ressort que la définition de la notion d'utilité publique relève par conséquent de l'Administration , sous le contrôle du juge administratif , qui se retrouve de la sorte au centre du dispositif dont s'agit .
B.- La question du rapport du juge au fait .
1.- L'évolution du contentieux administratif de l'excès de pouvoir est , de manière générale , fonction du degré d'investissement du juge dans le contrôle des éléments factuels qui sous-tendent les décisions de l'administration , la plus ou moins grande "réserve" marquée en la matière par celui-ci ayant pour conséquence directe d'étendre ou , au contraire , de restreindre la discrétionnalité du pouvoir de l'Administration ( Voir les arrêts Camino , Gomel , Barel , la notion d'erreur manifeste d'appréciation , etc. )
Face au vide - correspondant à l'absence d'encadrement juridique , ci-dessus évoqué , de la notion d'utilité publique - le juge administratif a , de la sorte , été conduit à privilégier le contrôle des faits et ce tout d'abord et dans un premier temps , dans le cadre du détournement de pouvoir ( Cf. J. Raux , L'examen des faits par le juge administratif dans le contrôle de la légalité interne de la procédure d'expropriation , AJDA 1967 , I , 197 ) . Evoquant plusieurs décisions du Conseil d'Etat ( 20 oct. 1961 , Cts White , Rec. T. 917 ; 4 mars 1964 , Dame Vve Borderie , Rec. 158 ) , Jean Raux montre comment , à partir d'une analyse attentive des faits et sur la base d'un raisonnement a contrario , la théorie du détournement du pouvoir a , au début des années 1960 , servi au juge administratif d'outil en vue de tenter cerner ce concept particulièrement fuyant que constitue la notion d'utilité publique .
2.- Ce mode d'approche a montré toutefois ses limites .
En raison , tout d'abord , des difficultés liées à l'administration de la preuve du détournement de pouvoir ( cf. J. Lemasurier , RDP 1959 , p. 36 ) . C'est en effet , au requérant qu'incombe la charge d'établir la preuve des faits qu'il allègue et si le juge n'accepte pas de venir en aide à celui-ci ( en décidant , par exemple , de procéder à une visite des lieux ; cf. CE 17 sept. 1999 , Delle Nasica et a. AJDI 2000 , p. 131 , note R. Hostiou ) , il lui sera souvent très difficile d'établir l'irrégularité de la décision attaquée .
En raison , d'autre part , de la fréquente confusion entre intérêt public et intérêts privés , de l'absence de ligne de démarcation très claire entre ces deux pôles de référence , dans un système où action publique et initiative privée sont le plus souvent non pas concurrentes mais complémentaires et , en fait , le plus souvent étroitement liées ( cf. par exemple , CE 20 juillet 1971 , Ville de Sochaux , Rec. 561 ; CE 7 déc. 1983 , Cne de Lauterbourg , DS 1984 , Jurispr. p. 583 , note R. Hostiou ) .
D'où le constat que formule Guy Braibant en 1971 , celui d'une absence de repère pour le juge administratif , cette situation le conduisant à suggérer dans l'affaire Ville Nouvelle Est , une nouvelle méthode de contrôle de l'utilité publique .
II.- LA THEORIE DU BILAN . COMMENT ?
La formule , telle qu'elle a été complétée ( CE 20 octobre 1972 Sté Civile Ste Marie de l'Assomption , Rec. 657 , concl. Morisot ) , est connue :
"Une opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée , le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre social ou l'atteinte à d'autres intérêts publics qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente" .
L'utilité publique s'apprécie par conséquent au cas par cas . Faute d'encadrement normateur , le juge est invité à mettre en balance l'ensemble des éléments "positifs" et "négatifs" de l'opération , la légalité de la DUP dépendant du résultat de cette "pesée" .
Cette méthode soulève toute une série d'interrogations , notamment quant à la nature et à la portée de ce contrôle .
A.- Sur la nature du contrôle du juge
Il y a dans les conclusions de Guy Braibant un passage qui a contribué à obscurcir le débat , celui dans lequel celui-ci souligne que le contrôle du bilan devra être exercé "avec tact et mesure" , qu'il s'agit là d'un contrôle qui , dit-il , "confine à l'opportunité" , sachant , poursuit-il , que des questions comme celles de savoir si le nouvel aéroport de Paris doit être construit au nord ou au sud de Paris ou si l'autoroute de l'Est doit passer plus près de Metz ou de Nancy sont , quant à elles , "des affaires d'opportunité" dont il n'appartient pas au juge de connaître .
La distinction légalité-opportunité est , on le sait , purement fonctionnelle - "la légalité , c'est ce que le juge contrôle , l'opportunité c'est ce qu'il se refuse à contrôler" ( J. Delmas-Marsalet ) - et il n'y a aucune étanchéité entre ces deux catégories juridiques présentées comme antagonistes et comme correspondant à la summa divisio du contentieux de l'excès de pouvoir , alors que c'est le juge administratif qui fixe lui-même le curseur et qui détermine , en fonction de considérations qui sont exclusivement de politique jurisprudentielle , où se situe très exactement la ligne de démarcation .
Au lieu de répéter par conséquent que la théorie du bilan "confine à l'opportunité" , il convient donc de constater que la théorie du bilan autorise le juge à porter une appréciation sur la pertinence des choix de l'Administration , autrement dit à apprécier "l'opportunité" desdites décisions - celle-ci devenant , selon la formule de G. Vedel , une condition de sa légalité - et ce sur la base d'appréciations qui sont , par définition , subjectives .
Ceci explique en particulier qu'il n'est pas rare de voir deux juridictions porter successivement sur un même dossier des appréciations diamétralement opposées ( Voir par ex. ; CAA Nantes , 27 nov. 2005 , Mme Savelli , AJDA 2006 , p. 604 , note R. Hostiou et RFD Adm. 2006 , p. 1000 , concl. D. Artus et note G. Brovelli et CE 11 avril 2008 , Cne de La Chapelle-sur-Erdre , AJDA 2008 , 1622 ) . Aussi surprenant que cela puisse paraître , ce type de divergences tient à la nature même du contrôle ici en cause .
Reste à s'interroger sur la portée effective de ce contrôle .
B.- Sur la portée du contrôle du bilan
Le constat est unanime . La théorie du bilan est "un tigre de papier" . Très fréquemment évoquée par les requérants dans le cadre du contentieux à l'encontre d'un DUP , elle n'est quasiment jamais avalisée par le juge .
Avec aujourd'hui quarante ans de recul , on constate que la quasi totalité des annulations prononcées sur la base d'un bilan négatif concernent des opérations dans lesquelles sont impliquées des collectivités locales ( implantation d'un cimetière , création d'une ZAC , extension d'un espace vert , etc. ) . Dans ces différents cas , la théorie du bilan démontre toutes ses potentialités en permettant au juge d'établir que l'opération ne se justifie pas au regard des besoins de la population locale , que les ressources financières dont dispose celle-ci ne sont pas suffisantes au regard du coût de l'opération , que la collectivité expropriante dispose de terrains qui lui permettraient de réaliser l'opération dans des conditions équivalentes et que , par conséquent , l'expropriation ne s'impose pas .
Pour ce qui concerne , en revanche , les projets émanant de l'Etat ( ou de "l'appareil d'Etat" , la formule englobant les différents organismes publics ou para-publics qui gravitent autour de l'Etat ) , on sait qu'à de rares exceptions près , le plus souvent "sur-commentées" ( cf. CE 28 mars 1997 , Assoc. contre le projet de l'autoroute transchablaisienne ) , le résultat du bilan est toujours identique .
A cela , deux explications ( qui ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre ) .
1.- La première met l'accent sur l'effet pédagogique et préventif de la théorie du bilan . Sachant les critères sur la base desquels ses décisions seront appréciées , l'Administration s'attache à présenter des dossiers répondant auxdits critères . Dans ces conditions , il y aurait donc tout lieu de se louer de la jurisprudence Ville Nouvelle Est .
2.- La seconde renvoie à l'essence même de cette théorie , qui conduit le juge non pas à évoquer des conflits de normes - comme tel est le cas , en principe tout au moins , pour ce qui est de la théorie du recours pour excès de pouvoir - mais à confronter des "valeurs" - environnement , propriété privée , emploi , développement , sécurité , etc. - ce qui explique en définitive la différence de traitement - particulièrement caractérisée - auquel est soumis ce contentieux , selon qu'il s'agit d'opérations "locales" ou "nationales" . Dès lors en effet que règne un très large consensus quant aux "valeurs" dont s'agit , ce qui est le plus souvent le cas au sein de "l'appareil d'Etat" , la formule incluant le Conseil d'Etat - rappelons que pour les DUP les plus importantes , celui-ci intervient successivement au stade de la prise de décision et à celui du recours contre ladite décision , sans que cela ne vienne troubler le droit à "un procès équitable" ( cf. CE QPC 16 avril 2010 , Assoc. Alcaly , RD Imm. 2010 , p. 310 ; CEDH 15 juillet 2009 , Union fédérale des consommateurs Que Choisir de Côte d'Or C/ France , RFD Adm 2009 , p. 885 , note B. Pacteau ) , il n'y a rien d'étonnant à ce résultat . Le taux d'annulation très faible - quasiment nul - pour ce qui concerne les grandes opérations d'aménagement soutenues par de puissants lobbies ( nucléaire , autoroutier , aéroportuaire ) , le bilan systématiquement positif de ce type d'opérations , et ce le plus souvent d'ailleurs sur la base d'une analyse particulièrement réductrice des incidences environnementales du projet litigieux ( cf. R. Hostiou , Le rapporteur public , la section du contentieux et l'autoroute alsacienne , note sous CE 17 mars 2010 , Assoc. Alsace-Nature Environnement et autres , RJE 2010 , p. 493 ) ne sont que la traduction , au plan contentieux , d'une même idéologie aussi bien chez ceux qui prennent les décisions que chez ceux qui sont chargés d'en apprécier la légalité .
A l'instar de Jean Rivero évoquant la parole de l'évangile à l'occasion d'un commentaire d'une décision du Conseil constitutionnel , il n'est donc pas surprenant de constater que la théorie du bilan aboutit le plus souvent à " filtrer le moustique , tout en laissant passer le chameau" . Evoquant ce constat , j'ai conscience de faire déjà "le bilan du bilan" , ce qui est sans doute prématuré au regard du programme qui nous est proposé pour cet après-midi . Aussi je préfère m'arrêter là , en vous remerciant tout particulièrement pour votre attention .
R. Hostiou
[1] Intervention présentée le 26 mai 2011 dans le cadre de la journée d'étude organisée par l'Université Lumière Lyon 2 : "Les 40 ans de la jurisprudence du bilan coût-avantages . Enjeux et perspectives" .
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